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La Fable du fils caché de Gian Francesco Malipiero
... Gian Francesco Malipiero è stato un vero Maestro. Maestro affettuoso come mi si dimostrò, allorché negli anni di bestiale dominazione fascista, dal '43 al '45, mi accolse come allievo. E le sue lezioni e colloqui mi aprivano allo studio e alla conoscenza di quella musica, cui allora in Italia era decretato l'ostracismo: Schönberg Webern e insieme Dallapiccola. E naturalmente Monteverdi e il rinascimento musicale.
Luigi Nono [1]
Figlio mio snaturatissimo..
Gian Francesco Malipiero à Bruno Maderna [2]

Fabrizio Malipiero, 1939.
© Archives privées de l'ayant droit de
G.F. Malipiero.
Parmi les professionnels de la musique classique comme chez les mélomanes les plus avertis, nul n'ignore le nom ni les œuvres principales du compositeur vénitien Gian Francesco Malipiero (1882-1973) [3]. Après sa relative mise au ban critique pour cause de compromission avec le fascisme, le temps semble avoir presque entièrement restauré la respectabilité du Maestro. Voilà que fleurissent depuis une dizaine d'années sur le marché musical des enregistrements inédits de ses œuvres, dont certains primés par les professionnels du disque. Son fonds d'archives, remarquable par ses dimensions et sa richesse, constitue quant à lui le fleuron de la Fondazione Giorgio Cini de Venise, qui ne manque pas de s'en féliciter. Le fait même qu'on m'ait suggéré son nom à l'Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 pour un sujet de thèse de doctorat dit bien qu'en somme, l'artiste est redevenu fréquentable au regard des institutions culturelles. Ce que chacun ignore encore, c'est qu'il était aussi le père d'un fils dont il s'est employé toute sa vie à taire l'existence au public, en laissant penser qu'il était mort-né. Il n'a pas manqué d'exercer dans le même temps un contrôle rigoureux sur la parole de ce fils comme sur celle de ceux qui le connaissaient. S'il en a pour ainsi dire enterré l'image et le nom de son vivant, il a néanmoins voulu laisser à l'attention de la postérité quelques traces de sa voix: on la retrouve au travers d'un petit groupe de lettres manuscrites reçues de son fils, qu'il a consignées dans son fonds d'archives. Avait-il d'autre choix plus intelligent que celui de le faire, du reste? Ne savait-il pas que cet enfant légitime, né de son premier mariage, deviendrait légalement -fatalement, selon sa perspective- son ayant droit principal après sa mort? Ne savait-il pas qu'à ce titre le nom de Fabrizio Malipiero apparaîtrait en toutes lettres sur les catalogues musicaux consacrés à son œuvre et que l'identité en serait révélée du même coup?
Fait rare, le compositeur est à l'origine de la création du fonds qui porte son nom et il en a suivi de près l'organisation et le développement jusqu'à sa mort, survenue en 1973. En consignant des lettres d'un fils dont il a toujours masqué l'existence et où leur degré de parenté se trouve explicité sans détours, il avait bien le souci d'anticiper une déflagration qui, quarante-sept ans plus tard, n'a toujours pas eu lieu. Du moins pas officiellement. Pour l'histoire de l'art Gian Francesco Malipiero, trois fois marié, demeure toujours sans descendance. Sa seule progéniture connue sont ses nombreuses œuvres, envers lesquelles il affirmait régulièrement nourrir une affection toute paternelle. La musicologie n'a pas eu vent du complément d'information biographique qu'il a transmis à la Fondazione Giorgio Cini. Cette dernière a numéroté et classé les lettres du fils caché sans jamais en lire le contenu. J'ai fait la découverte de son existence sans passer par les archives, en commençant par soumettre les écrits publiés du musicien au crible de la lecture et de l'analyse littéraires. Etant donné l'éparpillement et l'ampleur du corpus, ce fut un travail de longue haleine. Il a été réalisé dans le cadre de la préparation d'une thèse de doctorat en littératures étrangères intitulée Gian Francesco Malipiero, écrivain et dramaturge. C'est un sujet qui se rattache à la thématique plus vaste de l'artiste-écrivain, à cheval entre histoire de l'art et théorie de la littérature. J'ai tout d'abord relevé la présence d'une mystification d'auteur par antidatation au sein des profils biographiques du musicien et de sa prose mémorielle. C'est dans un second temps que j'ai découvert le nom de Fabrizio Malipiero, en dehors des archives mais aussi des textes, cette fois. J'ai parcouru le chemin inverse de celui, bien plus simple, qui aurait dû se dessiner naturellement tout de suite après la mort du compositeur: on aurait dû pouvoir partir des archives, avec les lettres du fils caché, pour aller vers l'oeuvre et la mystification qu'elle contient. Ici c'est la démystification de l'oeuvre qui a conduit à la double découverte de l'existence d'un fils caché et de ses traces dans les archives de la Fondazione Cini. Je renvoie le lecteur au texte de la page d'accueil du site, où sont expliquées les raisons pour lesquelles le bouclage et la soutenance de ma thèse ont été empêchés. Cet article permet de rendre public ce qui devrait l'être depuis longtemps.
Ma démarche est ici de type réflexif, c'est à dire conduite avec l'esprit de l'escalier, dans l'après-coup de la découverte. J'entends transmettre une expérience personnelle de lecture et de recherche à travers ce qu'on peut appeler un récit d'enquête. Il ne s'adresse pas spécifiquement à un public spécialisé en musicologie ou en littérature, c'est pourquoi on ne trouvera pas tout le détail de l'analyse. L'objectif est avant tout celui de présenter les étapes qui ont permis à mon enquête de progresser et d'aboutir. On verra néanmoins explicitées les pistes principales, documents -ou preuves- à l'appui. Tous les textes cités ici entre guillemets sont des écrits publiés par Malipiero ou par ses exégètes, il est important de le spécifier. Les lettres manuscrites inédites de Fabrizio Malipiero sont conservées au Fondo Gian Francesco Malipiero (Fondazione Giorgio Cini, San Giorgio, Venezia) non répertoriées sur le catalogue électronique disponible en ligne. Je n'ai pas reçu l'autorisation de les publier, comme aucun des autres documents retranscrits au cours de mes différents passages à la fondation. Celles que j'ai pu lire sur place sont peu nombreuses, six en tout. Je ne saurais affirmer si ce nombre correspond à toutes celles transmises par le compositeur où seulement à celles qu'on m'a laissé voir, c'est-à-dire que ma perspective est peut-être partielle sur ce point spécifique. Il importe également de le spécifier car les résultats d'une enquête dépendent de la perspective singulière depuis laquelle on l'aborde. On trouvera dans cet article plusieurs photographies inédites provenant des Archives privées de l'ayant droit du compositeur. Je les publie avec son consentement. On pourra consulter une version ajournée de l'arbre généalogique de Gian Francesco Malipiero dans la rubrique Annexe.
Selon la prose des profils biographiques même les plus récents consacrés au compositeur vénitien, après onze années d'une vie conjugale tumultueuse et triste, non exempte de trahisons traumatiques, Maria, sa première épouse, meurt en mettant au monde un enfant. Si le lecteur est mis en condition de penser que son seul enfant est mort en même temps que sa femme le 28 mai 1921 -une date qui n'a marqué en réalité aucun décès ni aucune naissance dans sa vie- c'est que cette information n'a jamais cessé d'être implicitement suggérée d'un article, d'un dictionnaire biographique et d'un ouvrage critique à un autre. Elle n'a pourtant jamais été spécifiée ni par Malipiero, ni par ses premiers biographes. Elle a été seulement induite à travers des moyens rhétoriques qui suggèrent le décès de l'enfant en omettant de l'expliciter; un vide que le lecteur ressent spontanément le besoin de transformer en un plein, ce qu'il fait à partir des éléments textuels que l'auteur dispose confortablement sous ses yeux, sans se donner la peine de les chercher en dehors du discours. Si le sort de l'enfant n'est pas spécifié, celui de Maria Malipiero l'est ouvertement et leur proximité dans le texte suffit à suggérer un même destin funeste pour la mère et l'enfant, dont le nom ni le sexe n'ont jamais fait l'objet d'aucune mention, comme si la mort s'en était emparée trop vite pour qu'il faille en donner le détail morbide. Rien dans les récits biographiques, mais apparemment rien non plus dans l'oeuvre musicale ne laisse soupçonner l'existence d'un fils caché. Néanmoins, la lecture conjointe et unitaire des deux corpus d'oeuvres -le musical et le verbal- dit autre chose au lecteur, dont l'esprit est à plusieurs reprises frappé par des ruptures de sens. Un premier élément attire l'attention. C'est la cacophonie résultant de l'écart entre le discours privé de l'artiste et le récit officiel de ses biographes autour de la date du décès de sa femme: le 28 mai 1921 à lire ces derniers, juin par deux fois sous la plume domestique de Malipiero, sans qu'il précise le jour. Cette contradiction m'est apparue de façon très visible pour la première fois dans cet extrait biographique signé de son principal exégète, John Waterhouse: le musicologue annonce une date contredite tout de suite après par la citation qu'il fait lui-même d'une lettre privée de Malipiero.
[...] the death post-partum of his first wife Maria on 28 May 1921 naturally aroused deep and conflicting emotions in him: almost a year later (on 8 May 1922) he expressed these feelings in a letter to Casella, in wich he confided: «I have been through terrible years of anguish and nobody will ever know what I have sufered. And the greatest suffering was that experienced last June [sic] when I once again saw death mercilessly take from me a person who was close to me and for whom I had great affection, despite the fact that our life together was not happy»[4].
Waterhouse ne manque pas d'être surpris par l'incongruité apparente de l'allusion au mois de juin et il la souligne comme telle au moyen de la mention sic placée entre crochets, qui lui permet de se désolidariser de ce qu'il estime être une erreur d'inattention du rédacteur. Pour ma part j'ai eu tendance à me désolidariser instinctivement du musicologue, d'autant plus que la lettre est adressée non pas au compositeur Alfredo Casella, comme il le laisse entendre, mais bien à la femme de ce dernier, Hélène Casella. C'était une des rares confidentes de Malipiero, un statut qui laisse supposer un certain degré de sincérité dans les échanges. Il est connu que le Fondo Alfredo Casella, lui aussi conservé à la Fondazione Cini, ne contient aucune lettre de Malipiero datée d'avant septembre 1921: pour toutes les mentions concernant sa vie familiale, ce dernier exerçait autant que possible son contrôle sur les fonds d'archives de ses amis également. Quand on sait que cette lettre à Hélène Casella est une rescapée de la destruction programmée, on en considère le contenu avec un intérêt accru. D'autre part, du côté de la prose mémorielle du compositeur, on remarque que l'évocation du triste épisode est associée systématiquement à celle des mobiles de la création d'une œuvre, le «mystère» San Francesco d'Assisi (1921). Elle a été achevée à la même période que celle du décès déclaré de Maria[5]. Il n'y aurait rien de surprenant à voir se chevaucher ces deux évènements dans les écrits rétrospectifs de l'artiste, n'était le parfum cryptique dont il imprègne abondamment les passages concernés. Les deux épisodes se superposent constamment en s'amalgamant le plus souvent autour des termes mystère et secret. Dans cet extrait on assiste à un autre type d'amalgame, encore plus frappant:
Cosa dovrei dire dei due lupetti fiorentini maschio e femmina che vissero con me negli anni più duri della mia vita? Rifiuto di accettare per veri la maggior parte degli avvenimenti di quell'epoca. [...] Quando a Napoli uno dei due si smarrì (lo ritrovai dopo due giorni) cercai consolazione nel pensare a un mistero: San Francesco d'Assisi. «Feci voto a lui, ch'uscendo fuora...» e il voto fu adempiuto. La femmina morì; [...][6]».
On passe sans solution de continuité de la mention allusive du décès de Maria à celle d'un épisode sans conséquence: le fait qu'il ait un jour perdu puis presque aussitôt retrouvé l'un de ses deux chiens. On note l'écart entre le caractère anecdotique de l'évènement et le recours au mot consolazione ainsi qu'à la pensée du saint, qui signalent un degré de souffrance élevé. Une telle disproportion morale laisse soupçonner l'attribution d'une fonction technique spécifique à ces chiens: celle de faire écran, dans le récit, au mobile véritable de la création de l'oeuvre. On y est d'ailleurs largement encouragé par l'auteur et son aveu explicite de déni du réel ("Je refuse d'accepter comme tels la plupart des évènements de cette époque-là")[7]. La brusque apparition dans le texte d'une citation tirée d'une source non précisée finit d'enfoncer le clou. Après vérification, il s'avère qu'elle est extraite de la traduction italienne de Guiron le Courtois[8]. Dans ce roman en prose du XIIIe siècle, la bien-aimée du héros meurt en couches. De fait Malipiero introduit l'idée de la mort tout de suite après cette citation, en précisant «la femmina morì» à propos de ses chiens. Mais on trouve aussi dans la citation la notion de voeu, promesse, liée à celle de naissance: «Je lui fis la promesse qu'en sortant...». Qui était censé «sortir» de façon programmatique, à terme, à ce moment précis de son existence? Lui-même? Et d'où? Il semble évident qu'il s'agit de son fils, à la lumière du jour j'entends. Le recours à l'intertextualité est typique de la mystification, il en est même un des meilleurs symptômes. L'accumulation de telles données intensifie chez le lecteur le soupçon de l'antidatation. Une recherche plus poussée montre que le mystère théâtral n'a pas seulement été achevé en même temps que Maria est morte. Le début de sa composition coïncide aussi avec les premiers mois de la grossesse de la jeune femme. Nous sommes face à deux gestations simultanées -celle de l'enfant et celle de l'oeuvre- progressant de façon parallèle. Ce sont déjà des éléments suffisants pour qu'un chercheur entreprenne des vérifications sur le terrain, en l'occurence à Rome, où a eu lieu le décès. Néanmoins, avant de faire la demande administrative du certificat de décès de Maria Malipiero, une démarche peu commune, j'ai d'abord voulu tenter une vérification dans la correspondance que le compositeur entretenait avec ses destinataires privilégiés de l'époque. J'ai ciblé le fonds d'archives du philosophe Angelo Conti, à Florence, où j'ai trouvé dans une lettre de Malipiero la même mention au mois de juin[9]. Il y précise aussi que la mort de sa femme est survenue après deux mois de maladie, ce qui génère une confusion supplémentaire, portant cette fois sur les circonstances du décès (Waterhouse évoquait un décès post-partum presque immédiat). J'ai fait ma requête auprès des Services de l'Etat Civil de Rome et le certificat m'est parvenu deux mois plus tard: Maria Malipiero est décédée le 15 juin 1921.
Comment fallait-il interpréter cet exercice d'antidatation? Pourquoi le choix de la date du 28 mai? Le dernier tableau du mystère est consacré à la mort de François d'Assise. Le parallèle entre la femme et l'oeuvre ne tient plus que sur cette thématique funèbre, puisqu'il apparaît que l'achèvement de la partition ne coïncide pas, dans les faits, avec la date historique du décès de Maria. Le point final apporté au mystère théâtral semble au contraire anticiper le décès en l'annonçant, dans les intentions non révélées de l'auteur. Malipiero a procédé à une sorte de prophétie rétrospective en vertu de laquelle la chronologie de l'Histoire s'adapte à marche forcée à la chronologie du grand œuvre artistique. Le procédé de l'anti-datation lui permet d'arracher à la temporalité du vécu un événement insupportable pour le requalifier artistiquement et même spirituellement, étant donné le caractère religieux du mystère théâtral. Mystère et mystification vont de pair, mais dans un rapport de miroirs inversés: si la mort du saint représente à ce moment-là le point culminant de son parcours artistique, la mort de sa femme constitue le marqueur le plus bas de son existence. On comprend alors que l'oeuvre, publique, vient refaçonner idéalement la laideur d'un événement de la vie privée ressenti ouvertement comme une tragédie mais aussi, sur un versant tout intérieur et même secret, comme une honte intolérable: au cours de la grossesse, le compositeur avait fini par se convaincre, à tort ou à raison, de ne pas être le père véritable de l'enfant. En évoquant ce point j'entends prendre mes distances avec la critique musicale, qui a toujours tranché sur la question. Waterhouse mentionne le fait comme s'il était avéré: «She died in 1921, soon after giving birth to a child that was not his[10]». Nul n'est à même d'affirmer une chose pareille. Ce qui est certain en revanche, c'est que Malipiero s'en était brusquement convaincu.
La mystification est un exercice littéraire de haute volée comportant de nombreuses contraintes. On voit bien que le compositeur n'a pas su tout maîtriser. Certaines lettres ont échappé à son contrôle, et ses allusions cryptées ne font leur apparition dans ses écrits publiés qu'à partir de l'après-guerre, avec La Pietra del bando (1945) cité plus haut. En 1966, il fait paraître un essai où il s'avance jusqu'à faire allusion à une «dura eredità[11]» transmise quarante ans plus tôt par sa première femme. Il semble que son positionnement ait changé au cours des années. On passe d'une stratégie initiale de verrouillage de l'information à son cryptage progressif à travers la prose mémorielle. Comme le souligne Jean-François Jeandillou, «à la différence de la simple tromperie et a fortiori de l'escroquerie, la mystification ne va pas sans démystification. Seule cette apocalypse tardive permet de l'analyser comme une expérience révélatrice [...][12]». Le secret serait sans doute resté entier si la réalité physique de son fils n'avait pas exercé une pression toujours plus forte sur lui, à mesure que l'enfant grandissait. C'est cette pression qui semble l'avoir forcé à abandonner la stratégie du déni pour orchestrer tant bien que mal l'inévitable apocalypse.
[1] Luigi Nono, Ricordo di due musicisti (1973), in La Nostaligia del futuro. Scritti scelti 1948-1986, a cura di Angela Ida De Benedictis e Veniero Rizzardi, Milano, Il Saggiatore, 2007, p.195.
[2] Cf. Malipiero-Maderna 1973-1993, a cura di Paolo Cattelan, Firenze, Olschki, 2000, p. IX.
[3] Il appartient à l'avant-garde musicale italienne de l'entre-deux-guerres, regroupée sous la dénomination "Génération 80". L'ambivalence de sa relation au régime fasciste transparaît notamment à travers les vicissitudes de l'opéra né de sa collaboration avec Luigi Pirandello: La Favola del figlio cambiato (1933), «La Fable du fils échangé». L'oeuvre est censurée immédiatement après sa première représentation italienne, qui se tient en présence de Mussolini. Malipiero lui dédie son opéra suivant (Giulio Cesare, 1935).
[4] John C.G.WATERHOUSE, Gian Francesco Malipiero: the life, times and music of a wayward genius (1882-1973), Amsterdam, Harwood Academic Publishers, 1999, p. 28.
[5] Le 25 mai 1921 Malipiero a mis officiellement un point final à la partition de son mystère.
[6] Gian Francesco Malipiero, La Pietra del bando, Venezia, Ateneo, 1945; [2è ed.] a cura di G. Garrera, Montebelluna, Ed. Amadeus, 1990, p. 35.
[7] Ajoutons que l'équivalence «mes chiens = un prétexte narratif» est établie ailleurs par l'artiste: «Vorrei parlare dei musicisti, ma non trovo il pretesto, nemmeno quello dei miei cani [...]» (L'Opera di Gian Francesco Malipiero, a cura di Gino Scarpa, Edizioni di Treviso, 1952, p. 300).
[8] Luigi Alamanni, Girone il Cortese, novamente riveduto e corretto con altre agiunte del Autore medesimo, Vinegia, Monteferrato, 1549. La citation est tirée de la strophe X: «e feci voto a lui ch'uscendo fuore/spenderei in suo servigio l'ultime ore».
[9] Cfr. lettre de G.F. Malipiero à A. Conti, Padova, 26.8.1921, «Fondo Angelo Conti», Archivio Contemporaneo «Alessandro Bonsanti», Gabinetto G.P. Vieusseux, Firenze.
[10] J. C.G.WATERHOUSE, op. cit., p. 19.
[11] Gian Francesco Malipiero, Ti co mi e mi co ti. Soliloqui di un veneziano, Milano, All’Insegna del Pesce d’Oro, 1966, p.14: «[...] a fatica riesco a strapparmi col pensiero dal letto di morte di una donna che quarant'anni fa mi lasciò una dura eredità, però mi ritrovo, quasi per incanto, a Parma, intento a copiare la partitura del Mistero San Francesco d'Assisi».
[12] Jean-François Jeandillou, Esthétique de la mystification. Tactique et stratégie littéraires, Paris, Les Editions de Minuit, 1994, p. 8.
I. Mystère et mystification

Maria Malipiero, Capri, 1920
© Archives privées de l'ayant droit de G.F. Malipiero

Tarot de Jean Noblet, Paris, vers1659
gallica.bnf.fr/Bibliothèque Nationale de France
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A ce stade de l'enquête rien ne venait encore contredire l'idée faussement induite depuis toujours que l'enfant était mort-né. J'avais pourtant l'intuition que le dévoilement n'était que partiel, notamment en raison de la mention des deux mois de maladie de Maria dans la lettre à Angelo Conti. En l'absence d'autres éléments matériels à ma disposition, je me suis mise en quête des ayants droit actuels du compositeur en partant du dernier connu: sa troisième et dernière épouse, Giulietta Malipiero (1912-1996). Je ne savais pas à quoi m'attendre précisément. Cette fois je n'ai pas eu besoin de lancer une requête administrative, j'ai agi depuis mon bureau en interrogeant internet au sujet des catalogues musicaux du vénitien. Aux côtés de celui de Giulietta, quelle ne fut pas ma stupeur en découvrant le nom de Fabrizio Malipiero sur le catalogue Suvini Zerboni disponible en ligne. Ils étaient présentés respectivement comme la veuve et le fils du musicien. J'ai fait part de ma découverte au Fondo Gian Francesco Malipiero afin d'initier des recherches approfondies au sein de la correspondance privée: peut-être permettrait-elle de comprendre qui était la mère de cet enfant légalement reconnu. S'il était spécifié qu'il était le fils de Gian Francesco, rien n'indiquait qu'il était aussi celui de Giulietta. Sous le choc de la nouvelle, le Responsable des Archives s'est empressé d'entreprendre lui-même ces recherches. C'est ainsi qu'il a trouvé plusieurs lettres manuscrites signées du nom de Fabrizio Malipiero, dont la teneur indique qu'il était le fils de Maria. Rédigées par différents membres de la famille Malipiero, d'autres lettres évoquent elles aussi son existence. Les siennes ont été classées avec les autres sans que l'on s'interroge jamais sur l'identité de ce prénom, Fabrizio, pourtant absent de l'arbre généalogique de l'illustre lignée vénitienne[14]. Troisième coup de tonnerre, donc, après l'opération de démystification conduite sur les textes suivie de la découverte fortuite d'un fils caché: c'est à présent l'identité même de ce fils qui fait l'effet d'une bombe. L'enfant que tous croyaient mort-né le 28 mai 1921 a survécu en fait jusqu'en 1993. On peut dire que cette découverte relève de la sérendipité, une notion qui désigne «le fait de découvrir par hasard ce que l'on ne cherchait pas[15]». Elle décrit aussi les étapes d'un véritable processus psychique, celui qu'elle met en branle chez tous ceux qui mènent une enquête, qu'elle soit policière, scientifique ou littéraire: la surprise, l'interprétation et la vérification[16].
La dernière partie de mon enquête s'est de nouveau déplacée sur le terrain pour une ultime vérification. La Fondazione Cini n'a jamais eu aucun contact avec l'ayant droit actuel du compositeur. Je l'ai donc cherché à partir du nom du fils non plus caché mais bel et bien révélé. Depuis que j'ai retrouvé sa trace en 2015, l'héritier testamentaire de Fabrizio Malipiero -et, partant, l'ayant droit de Gian Francesco- m'a reçue plusieurs fois chez lui, où se trouvait la dernière pièce du puzzle: ses archives privées révèlent que la naissance de Fabrizio ne coïncide pas avec le décès de sa mère, survenu le 15 juin. Lui est né à Rome le 17 avril 1921. Elle ne meurt que deux mois après lui avoir donné naissance, de fièvres puerpérales. Voilà qui explique ainsi la mention faite à ses deux mois de maladie. Cette information supplémentaire jette une lumière nouvelle sur les mobiles historiques de l'antidatation, qui ne semble pas relever que d'une stratégie du déni de type idéaliste de la part de l'artiste. Vraisemblablement, un certain souci de réalisme conformiste est aussi à l'oeuvre dans son choix. C'est ce qui apparaît quand on confronte la date de naissance authentique de son fils avec l'échantillon de lettres rédigées par sa femme et qu'on trouve consignées dans son fonds d'archives vénitien. En ne transmettant qu'un petit lot de missives qu'elle lui envoie alors qu'il séjourne à Paris pour deux mois en vue de la première de son opéra Sette canzoni (1920)[17], il accrédite sans avoir à s'en expliquer les accusations qui pesaient sur elle. En effet cette période est aussi celle de la conception présumée de l'enfant. Il créé par là un «effet de réel» en direction de la postérité, car -je ne cesserai de le rappeler- son fonds d'archives avait vocation à être visité du public (exégètes et amateurs) après sa mort, selon sa propre volonté. Les seules traces laissées d'elle en font une «coupable», même si sur un mode non explicite, qui est le mode typique de Malipiero. Face au public des vivants il recourt à l'antidatation pour faire en sorte que personne ne puisse faire le rapprochement entre ces deux évènements, d'autant plus que son absence prolongée du domicile conjugal est enregistrée dans sa biographie officielle, puisque d'ordre professionnel[18]. Certains documents conservés par l'ayant droit actuel révèlent quant à eux que le décès de Maria Malipiero a eu lieu dans d'intenses souffrances morales, le compositeur ayant toujours refusé de croire à la thèse d'une naissance prématurée de leur fils; la jeune femme s'est défendue de toute accusation jusqu'au dernier jour de sa vie. Une fois révélées, toutes ces manipulations biographiques ne sont pas sans répercussion sur le plan de l'analyse de l'oeuvre. On comprend qu'au sein du récit officiel de sa vie, Malipiero a transformé le laps de temps qui sépare la naissance de son fils du décès de sa femme en deux mois fantôme; deux mois d'où émerge la date fictionnelle du 28 mai 1921, qui semble décréter tout à la fois la fin de l'oeuvre idéale, le début du veuvage et le tabou du lignage. C'est en quelque sorte l'acte officiel, mais de nature artistique et donc plus «vraie» à ses yeux, de sa non reconnaissance de paternité.
Les plus sensibles d'entre nous seront sans doute bouleversés par ce témoignage de non amour paternel. Les autres se contenteront de s'interroger, non sans perplexité, sur sa présence au sein d'une œuvre à thématique religieuse. «Ce seroit à l'adventure impiété en Sainct Augustin (pour exemple) si (...)». Entre les œuvres qui sont le fruit de notre esprit et celles que l'on génère en s'unissant au sexe opposé, Montaigne assumait sans ambages sa préférence pour les premières. En ne révélant pas sa paternité pour les raisons qu'on connait, Malipiero s'était du même coup interdit de s'exprimer ouvertement sur ce même thème et en fin lecteur de Montaigne, il devait sûrement lui envier sa franchise désinvolte au sujet de la préférence accordée aux œuvres de l'esprit. Pour sa part il aurait préféré mourir plutôt que d'assumer publiquement son statut de père de famille, ce qui lui interdisait le recours à un genre dictionnel tel que l'essai, où l'auteur s'exprime à découvert. Il semble qu'il ne lui restait plus que l'option fictionnelle, celle de la mystification, dont il a tissé la toile à partir de son corpus verbal de façon à pouvoir au moins exprimer une forme d'aveu détourné. Tout de même, l'écrivain français et le musicien italien d'avant-garde partagent le même goût du paradoxe dans l'effort de traduire esthétiquement un credo et un cri du cœur qui, ouverts ou étouffés, s'avèrent fort peu chrétiens. Le support imaginé «pour exemple» par Montaigne dans sa démonstration est celui d'un Saint; chez Malipiero le rejet du fils passe de façon oblique par la figure fictionnalisée de François d'Assise, au risque de se résoudre de façon souterraine en rejet du Fils. Cet aspect méconnu du «mystère» San Francesco d'Assisi est le pendant inversé de sa spiritualité lumineuse qui, elle, n'a pas échappé au public contemporain de l'artiste. L'œuvre a été exécutée en présence du Pape Paul VI lors d'un concert oecuménique[19] et Malipiero a été désigné comme représentant du corps des musiciens afin de recevoir, la même année, le «Message aux artistes» délivré par le pontife en clôture du Concile Vatican II. A travers l'usage qu'il en a fait dans la construction de son image d'auteur, on voit aussi transparaître l'ambivalence morale de son propre positionnement face à cette oeuvre qu'il chérissait entre toutes et dont le succès critique est quasi unanime. Le cas renvoie à la thématique toujours très actuelle du contraste existant entre les mœurs oratoires des esthètes et des intellectuels et la réalité des intentions qui alimentent leur pratique. Ici le contraste est tel que la portée spirituelle de l'oeuvre s'en trouve en partie disqualifiée. La figure de l'homme en sort troublée mais l'artiste s'en remettra, comme le philosophe Alain, fraîchement «tué» par Michel Onfray[20], ainsi que tant d'autres écrivains, musiciens, peintres et cinéastes de renom dont le fond de la pensée et le fonds d'archives défraient la chronique. Gageons donc que ces révélations ne marqueront pas un coup d'arrêt à la belle embellie critique du Maestro vénitien. Elles invitent à lire ou à mieux lire ses écrits publiés et inédits, mais surtout à engager une écoute renouvelée de son œuvre musicale. Renseignés par cette «apocalypse tardive», on comprend que certains opéras considérés traditionnellement comme les moins autobiographiques au sein de son corpus sont parmi ceux qui le sont le plus: La Vita è sogno (1941) et Il Figliuol prodigo (1952) en sont parmi les meilleurs exemples.
[13] Aurélia Carmesini, "Conversazione con Giorgio Ucropina", Trieste, septembre 2015 ("Fabrizio était complètement insensible, disons, à la musique"). Document préparatoire de thèse.
[14] La lignée vénitienne des Malipiero, qui compte deux doges, appartient à la plus ancienne aristocratie de la ville.
[15] Laurent Loty, Préface, in S. Catellin, Sérendipité. Du conte au concept, Paris, Editions du Seuil, 2014, p. 7.
[16] Cfr. L. Loty, op. cit., p. 12.
[17] Les lettres de Maria Malipiero sont très peu nombreuses et toutes rédigées entre juin et juillet 1920. On les trouve dans la correspondance privée conservée au FGFM, FGC.
[18] De telles dispositions peuvent sembler exagérées, mais pas dans le cas du compositeur vénitien. Sa tendance à la paranoïa est devenue un lieu commun critique après sa mort, fondé sur un bon nombre d'exemples.
[19] Le concert s'est tenu le 12 juin 1965 à l'Auditorium Pio de Rome. Le programme incluait également le Psaume CCXXIX pour baryton et orchestre de Darius Milhaud et la Symphonie de Psaumes pour choeur et orchestre d'Igor Stravinsky.
[20] Cfr Michel Onfray, Solstice d'hiver. Alain, les Juifs, Hitler et l'Occupation, Paris, Editions de l'observatoire, 2018.

II. "Fabrizio era completamente avulso, diciamo, dalla musica"[13].
Gian Francesco Malipiero, Capri, 1920
© Archives privées de l'ayant droit du compositeur.

Valet dédaigné
Tarot de Jean Noblet, Paris, vers 1659, BNF.
Pour réaliser cette seule portion d'un plus vaste travail de recherche en sciences humaines, je me suis rendue dans pas moins de quatre villes: Florence, Rome, Venise et Trieste, où a vécu Fabrizio Malipiero. L'auteur est une fonction qui se construit en dehors des textes également, sur un terrain matériel, comme l'illustre bien le fonds d'archives du musicien et sa double nature minérale et littéraire. Sa dimension littéraire transparaît dans la sélection et le classement même du matériel, conservé dans des fascicules, dossiers et registres affublés pour la plupart d'un titre. En s'unissant si intimement, la pierre et le papier, le réel et l'imaginaire concourent à former à leur tour un autre type de texte, une fiction complémentaire ou contradictoire au regard de l'oeuvre artistique. Ce type de texte ne peut être observé et analysé qu'à travers l'enquête vécue comme expérience à la fois intellectuelle et physique, au risque de passer à côté de certaines présences effarantes, comme celle du fils caché. Cette expérience démontre la nécessité de sortir de l'emprise engourdissante de l'auto-exégèse des auteurs, en somme de leur légende d'artiste, pour aller physiquement à leur rencontre et pouvoir ainsi tourner autour d'eux comme on le fait autour d'une sculpture. Cela permet d'en capter un reflet plus vivant que l'image sclérosée livrée par des discours critiques optant le plus souvent pour le repli dans l'autorépétition. «De l'école primaire aux écoles doctorales, comme d'ailleurs à l'école de la vie, il n'y a pas d'autres voies, pour susciter la sérendipité, que de raconter comment on cherche et on trouve[21]». Je souhaite avec le récit de cette enquête personnelle encourager les jeunes chercheurs, surtout les spécialistes en littérature, à inclure autant que possible cette dimension physique dans leur travail.
Description des images qui composent la mosaïque du visuel de la rubrique.
De gauche à droite et de haut en bas, en omettant les images dont les références sont déjà citées dans l'article:
- Gian Francesco Malipiero, Capri, 1920, © Archives privées de l'ayant droit du compositeur.
- Arbre généalogique de Gian Francesco Malipiero, © Lampe Erratrice 2020-2024.
- L. Alamanni, Girone il Cortese, op.cit. Frontispice.
- Ile de San Giorgio Maggiore, Venise.
- G. F. Malipiero, San Francesco d'Assisi. Mistero, London, Chester, 1921. Partition musicale pour voix solistes, choeur et piano.
- Casa di G.F. Malipiero, Asolo, © Lampe Erratrice 2020-2024.
[21] L. Loty, op. cit., p. 14.